De Grasse à Castellane par Logis du Pin (suite)

Nous reprenons le récit de R. Töpffer, narrant le voyage à pieds de ce dernier et d'autres personnes, de Grasse à Castellane, en 1835, sur les traces de Napoléon 1er Vers l’aurore, le froid devient si âpre dans nos dortoirs ouverts, que, secouant nos peaux de lapin ; nous courons nous réfugier au coin de l’âtre où cuit la soupe. Alors la vieille : « Soyez tranquille, mon ami », puis, après nous avoir distribué des ustensiles, et sans même déplacer la chaudière, elle se met à servir à chacun sa portion, avec toute la bonne grâce d’une vivandière qui se plaît à bien réconforter des petits tambours transis. De l’énorme bouillie il n’est laissé goutte, et nous quittons le Logis du Pin, sinon repus, du moins convenablement ballonnés. Le pays redevient pétré. Mais près de Castellane, la vallée s’élargit, et quelques semblant de fertilité se font apercevoir ci et là. Castellane est un groupe de masures avec  fumier devant chaque porte : le tout s’appelle une sous-préfecture. Pour la vie, le mouvement et la magnificence, notre Thonon est auprès une Babylone. Avec cela, une population de bonnes gens, industrieux, aisés, et qui ont l’air contents d’être au monde. Pourquoi pas ?  Ils ont leurs pierres, leur beau soleil, des moutons à revendre, et, relégués dans ce coin de royaume, loin des spectacles et des exemples qui excitent l’envie et qui attisent l’ambition, ils y vivent de leur petite vie de canton, tranquilles, occupés et bien chez eux. On serait heureux à moins. Nous allons descendre chez M. Lyons, qui tient le premier hôtel de l’endroit, avec enseigne à la muraille et fumier devant le seuil. M. Lyons est absent : on va le chercher parmi les pierrailles des environs. Retrouvé enfin, M. Lyons  accourt pour déclarer qu’il n’a pas une côtelette à nous offrir, mais qu’il va faire un tour de pays pour ramasser des vivres. Sur ce, M. Lyons repart, et  madame Lyons et les demoiselles Lyons, deux fort jolies personnes, coiffées en cheveux, sveltes, propres et basanées. Pendant leur absence, un ami de l’hôtel nous entretient, qui se trouve être l’inspecteur des eaux et forêts ! Ohé ! embrouillaz-miz ! Inspecteur des pierres, passe encore !  Mais des eaux, mais des forêts, dans le pays le plus chauve et le plus desséché de la création ! Au bout d’une demi-heure environ, la famille Lyons reparaît chargée de lièvres, de pigeons, de gibier de toute sorte, et au même instant un homme vient à passer qui offre à vendre du poisson de mer. « Pour le coup, messieurs, s’écrie le père Lyons, vous aurez une soupe au poisson ; un peu de patience, et vous verrez », Qu’on juge de l’épanouissement d’espoir, d’attente, de félicité avec lequel nous voyons ces victuailles, et nous écoutons ces paroles…. Bientôt tout est prêt, et, servis par les deux jeunes demoiselles, nous absorbons avec un inénarrable plaisir tout ce qui se présente. La soupe au poisson, traitée par le père Lyons, est de toutes les soupes, la plus savoureuse et la plus appétissante (Nouveaux voyages en zigzag à la Grande-Chartreuse, autour du Mont-Blanc, dans les vallées d’Hérens, de Zermatt, au Grimsel, à Gênes et à la corniche, par R. Töpffer, précédés d’une notice par M. Sainte-Beuve, de l’académie française, illustrés d’après les dessins originaux de Töpffer, par MM. Calame, Karl Girardet, Français, d’Aubigny, de Bar, Cagnet, Forest. Quatrième édition. Paris, Garnier frères, 1877, gr. In-8. Pages 428 à 430).

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